J’ai couru dans ma ville natale. Pour la première fois en 42 ans, j’ai enfilé mes espadrilles de course et me suis vissé les écouteurs aux oreilles pour emprunter les rues et les sentiers de mon enfance. De passage dans le petit village qui m’a vu grandir, c’est la course qui m’a permis un pèlerinage impromptu dans mes souvenirs.

Je n’aurais jamais cru courir ici. Bon, j’ai un vague souvenir de courses imposées pendant mes cours d’éducation physique, alors que je n’avais aucune – mais vraiment aucune – idée que j’allais devenir une voyageuse amoureuse de plein air, mais je n’aurais jamais cru revenir courir ici par pur plaisir. Moi qui ai quitté ce minuscule village il y a belle lurette, alors que vivre dans une grande ville et, ultimement, découvrir le monde étaient encore des rêves vaguement atteignables.

De passage dans ce village devenu ville depuis mon absence, j’ai eu l’impression de me retrouver dans une chanson des Cowboys fringants; celle où le chanteur se retrouve étranger dans une ville partagée en deux entités. Celle qu’il ne reconnaît plus, car métamorphosée par le passage des années et celle semblant ne pas avoir bougé, comme figée dans le passé (rejaillissant à coups de souvenirs d’une éblouissante clarté).   

J’ai ouvert la porte de la maison de ma meilleure amie – notre grande amitié aussi avait tenu bon la distance et le passage du temps – et pris une grande respiration avant de me mettre à courir sans direction ou destination précise en tête tout d’abord. En me laissant simplement porter par mes jambes légèrement rouillées de tout ce confinement.  

J’ai emprunté les avenues qui enfant m’avaient fait rêver. Moi qui habitais bien loin du village, tout au bout d’un rang cerné de forêts. Moi qui ne voulais que me balader « en ville » avec mes amis qui habitaient – les chanceux ! – sur l’une de ces urbaines avenues. Moi qui ignorais que j’allais vivre à Londres, puis m’établir à Montréal afin d’assouvir ma soif d’urbanité.      

J’ai vu les maisons d’amis d’enfance qui n’avaient pas changé d’un poil, puis d’autres nouvelles, dont les propriétaires n’étaient probablement pas nés ici; une chose impensable à mon époque. 

Puis, c’est le pont Déry sous lequel coulait la rivière Jacques-Cartier qui m’est venu en tête, lieu de réunions entre amis empreint de légendes de notre adolescence. Je m’en suis voulu de ne pas avoir été une fille de plein air jadis, lorsque ce terrain de jeux faisait partie de mon quotidien, de ne pas avoir profité des trésors de cette nature qui m’entourait, mais qui ne m’arrivait pas encore, alors, à me séduire.      

J’ai dévalé en courant les nouvelles marches de bois qu’on y avait érigées – il y avait 10, 15 ans ? Je l’ignorais – en ayant l’impression de plonger dans mes souvenirs. Combien de fois m’étais-je rendue ici avec mes amis regarder les rapides se frapper contre les parois pointues ou m’asseoir, plus bas, sur les galets pour passer le temps et discuter ?   

J’ai emprunté les sentiers pédestres balisés qui n’existaient pas à mon époque et qui longeaient maintenant doucement la rivière et croisé des inconnus qui ont souri à ma rencontre. « Tiens, une fille qui ne vient pas du coin », devaient-ils ironiquement penser.   

L’air était bon et la course, à travers les sentiers boueux, juste assez exigeante. Je me suis rendue au barrage – lieu mythique de mon adolescence loin d’être rebelle où je n’avais jamais eu l’audace de m’aventurer – puis au bord des galets pour prendre quelques photos. J’ai réalisé que jamais je n’avais immortalisé ainsi les paysages de ma ville natale. Et que cette rivière était infiniment photogénique.    

J’aurais pu emprunter ces marches de bois que je ne connaissais pas, mais j’ai préféré remonter la fameuse côte du pont Déry à la course, histoire de me mettre moi-même au défi. 
J’ai repris mon souffle en sachant très bien où j’allais me rendre ensuite. J’avais envie de refaire le chemin de ma jeunesse, de revoir des endroits ayant marqué le début de ma vie et de regarder le tout avec mes yeux d’adulte.
J’ai poursuivi ma course en me disant que la nostalgie me faisait du bien. L’exercice, les souvenirs et le grand air m’inspiraient.

J’ai posé mes mains en demi-cercle puis collé mon visage sur la vitre de la porte de l’aréna pour mieux en zieuter l’intérieur. Combien de fois avais-je emprunté les escaliers menant vers le casse-croûte et les gradins pour voir jouer et encourager mon (mes) amour(s) hockeyeur(s) d’adolescence ? L’endroit portait toujours le nom de ce joueur de hockey de la ligue nationale natif de la même ville que moi. Était-il, lui aussi, revenu en ville un moment pour refaire le parcours de sa vie d’avant?      

Je ne suis pas allée courir dans les rues derrière l’aréna qui formaient à l’époque ce qu’on appelait le « nouveau développement ». J’avais envie que ce quartier qui m’avait toujours semblé si mystérieux le demeure. J’ai poursuivi ma course vers le terrain de baseball où je me suis revue assise dans les gradins, puis me suis arrêtée un long moment devant « le collège » ma première école secondaire. Je n’ai pu m’empêcher de penser que je serais enfin – là, maintenant -adéquatement équipée pour affronter cette période sommes toutes difficile. Une vie pour apprendre à se faire confiance et à foncer tout en se fichant de savoir si on allait être jugée ou aimée… 

J’ai souri. Juste parce que. 
À deux pas de là, dans le parc faisant face à mon ancienne école primaire, les balançoires et le vieux module rouge que l’on surnommait l’araignée tenaient bon, alors que tout près, le long grillage où j’attendais l’autobus m’a rappelé les longs trajets depuis le village jusqu’au bout de mon rang qui s’étirait à l’infini. Une éternité passée à regarder par la fenêtre, mon walkman dans les mains et les écouteurs aux oreilles (mon amour pour la musique ne date pas d’hier) en rêvant d’ailleurs.  

J’ai repris mon souffle en marchant – pour la première fois peut-être ? – dans le cimetière. J’y ai croisé un couple de gens âgés qui se recueillaient devant une pierre tombale en se tenant par la main. Leur pèlerinage de la journée était sans doute plus douloureux que le mien. Je me suis arrêté un moment pour les regarder en me demandant si, comme moi, l’air frais de cette fin d’automne les apaisait un peu. J’ai eu envie de les prendre en photos parce que je les trouvais beaux. J’en suis à ce moment de ma vie où les démonstrations d’affection me touchent droit au coeur. Moi, l’éternelle et grande amoureuse.   

J’ai aussi pris mon temps devant l’église où j’avais vécu tant de choses, moi qui ne suis pourtant aucunement religieuse. Mon baptême et tous mes sacrements religieux bien sûr, mais surtout les messes de Noël (les seules auquelles nous assistions pour le parfum de l’encens, les décorations et mes quelques « prestations » de bergère…), puis les funérailles de gens précieux ayant marqué ma vie de petite fille et d’adolescente. 

J’ai repris le rythme et la course pour retourner chez ma meilleure amie, de la musique dans les oreilles, comme avant, comme toujours. Et je vous jure qu’à ce moment précis, ce sont ces paroles du chanteur The Tallest Man On Earth qui résonnaient dans mes oreilles : 

« Through days we love
Through days we disappear
To go for all the things behind a cloud
I’m a stranger now
And where will I undress to disappear
To go for all the things behind a cloud
Oh, I’m a stranger now
Oh, I’m a stranger now »

“Au fil des jours, nous aimons
Au fil des jours, nous disparaissons, 
Pour tout ce qui se cache derrière un nuage, 
Je suis un étranger maintenant
Et où vais-je me déshabiller pour disparaître
Pour tout ce qui se cache derrière un nuage
Oh, je suis un étranger maintenant
Oh, je suis un étranger maintenant. »