Voici un texte que j’ai rédigé au retour de mon ascension du Kilimandjaro, laquelle faisait suite à une course de vélo de montagne à laquelle j’avais pris part en Kenya en octobre 2000.
À l’époque, monter et descendre se faisait sur seulement 4 nuits et 5 jours. Aujourd’hui, les agences sont plus respectueuses des risques encourus et on prend une semaine pour réaliser le défi.
Bonne lecture
🙂


La compétition de vélo au Kenya est maintenant terminée depuis deux jours, mais pour les adrenaline freaks que nous sommes mes amis et moi, le temps du repos n’est pas encore venu. Comme si les difficultés que nous venions de nous infliger n’étaient pas assez grandes, comme si nous n’en avions pas déjà assez bavé, nous nous sommes trouvés un nouveau défi, une autre galère. Nous avons pour projet d’atteindre le plus haut sommet africain, le Mont Kilimandjaro à près de 6 000 mètres du niveau de la mer.
Bonjour le mal de tête, le mal de cœur, le soleil qui brûle et le froid qui mord.

Nous sommes dans le bus qui nous mène vers la frontière tanzanienne. De temps à autres, on peut apercevoir les glaciers autour desquels nous ambitionnons de marcher. Ils semblent infiniment loin. Je me remémore ce qui m’a entraîné dans cette virée.
C’est lors d’une rencontre préparatoire à notre course cycliste que la décision de monter le Kilimandjaro avait été prise. Je n’étais pas très chaude à l’idée. La randonnée pédestre, c’est pas mon truc. J’avais déjà fait quelques sommets mais, en toute honnêteté, l’expérience ne m’avait pas vraiment grisée. Bien sûr que le fait de se trouver tout en haut m’avait procuré un certain sentiment d’accomplissement, mais la montée en elle-même n’avait été qu’un passage obligé, l’activité s’avérant n’être qu’un plaisir de quelques minutes après des heures d’ennui. Oui, c’est ainsi que je vis l’aventure pédestre.

C’est donc bon gré mal gré que j’ai rejoint la majorité, tentant de me convaincre que ce serait peut-être l’occasion de m’ouvrir à de nouveaux horizons. Et il faut dire que l’ampleur du projet me séduisait. Tout le monde à qui j’en parlais était d’avis que c’est une grande chose que d’aller braver cette montagne. 

J’ai lu qu’environ une personne sur deux parvient à se rendre en haut de ce cône volcanique apparu il y a 750 000 ans et dont la dernière éruption
aurait eu lieu il y a quatre siècles.
Je sais aussi que certains y laissent leur vie à cause du manque d’oxygène.
Hum… le suspens est de taille en cette belle matinée d’octobre 2000.
Je pars à la conquête d’un des plus grands défis piétonniers ouverts aux touristes, moi qui rechigne à marcher. Je sais que je vais en arracher, car je suis déterminée à réussir.

Au bout de 40 km de brousse, notre 4×4 rejoint Marangu Gate, notre point de départ.
Il fait près de 30 degrés au pied de la montagne et nous entamons le parcours à une cadence d’un pas/seconde. Ce rythme lent nous est imposé par les porteurs-guides à qui nous avons confié notre gros sac à dos. Il faut permettre à notre corps de s’adapter à la grande variation d’altitude qu’il va subir. Partis à 1 800 mètres du niveau de la mer, en trois jours et demi nous aurons franchi 4 192 mètres si nous atteignons le sommet Uhuru, ou 3 881 mètres si nous nous contentons de Gilman’s Point.

Polé, polé, on n’est pas pressés !

La végétation est luxuriante autour du sentier aménagé. Des singes se balancent dans les feuillus, l’air embaume les conifères, des oiseaux gazouillent, des randonneurs sifflotent. Rien de ce qui nous entoure ne laisse présager la suite qui nous attend. Un peu moins de quatre heures plus tard, nous sommes arrivés à Mandara Huts, à 2 700 mètres. Le soleil se couche et la fraîcheur de l’air nous surprend. Nous déplions notre sac de couchage dans une maisonnette de bois au toit cathédrale avant d’aller à la soupe fumante que nos hôtes nous ont préparée

Le lendemain matin, nous découvrons du givre au sol. Les écarts de température sont grands en montagne. S’il faisait chaud au départ, moins de 1 000 mètres plus haut, la température est loin d’être aussi douce. L’itinéraire de cette deuxième étape nous mènera jusqu’à 3 720 mètres.
Polé polé veut dire lentement en swahili. Nous conservons le rythme d’acclimatation.

Martin, toujours plein d’entrain.

Sur le parcours, nous découvrons d’impressionnants cactus géants vieux de 300 ans appelés Senecio Cottonii. Certains font six mètres de haut. On découvre aussi quelques fleurs sauvages de plus en plus solitaires. Peu à peu, l’herbe devient drue et l’espace s’agrandie pour nous laisser apercevoir la crête glacée.

Rendus à Horombo Huts, nous avons dépassé la ligne des arbres et la végétation se fait plus rare. Nous avons rejoint la toundra. Notre deuxième nid ressemble au premier : on y trouve six lits superposés, juste ce qu’il faut pour notre petite équipée.
En attendant le souper, je m’offre une pause lecture sur les rochers qui surplombent une vallée.
Je suis entourée de corbeaux qui croassent bruyamment au-dessus de ma tête et de centaines de mulots pas le moins du monde intimidés par ma présence. Ces petites bêtes qui s’affairent dans tous les sens semblent être les seuls habitants de la région. Je suis l’imposteur qui les contraint à de nombreux détours.
La nuit qui suit, je rêve d’apocalypses et je suis souvent réveillée par le froid. Ma tuque, mon foulard, mes bas de laine ne suffisent pas; mon sac de couchage n’est pas assez chaud. Je regrette de ne pas avoir choisi un -20 degrés.

Troisième journée, ça y est, voici venues les affres de l’altitude dont on nous a tant parlé. Ce n’est pas un mythe, le manque d’oxygène nous affecte vraiment et l’état de santé de notre troupe s’en ressent. Nous avons mal à la tête et même pire. Claude est victime d’un étourdissement qui la laisse pantelante durant une trentaine de minutes. Pour Marie-Hélène, c’est plus grave. Étonnement, la plus costaude du groupe est celle qui éprouve le plus de mal à composer avec l’environnement. Elle grelotte, fait de la fièvre et a envie de vomir depuis hier soir. Et maintenant le verdict tombe : elle doit rebrousser chemin. Exit la montagne, retour à la civilisation. Elle est bien triste la Marie. Reste donc Claude récupérée, Francine, Martin toujours plein d’entrain et moi qui trottine de plus en plus tranquillement. Je m’économise, car je sens mon ventre fragile.

Un porteur du Kilimandjaro bien acclimaté au manque d’oxygène.

J’ai la tête qui éclate, j’voudrais tellement vomir !

Nous nous dirigeons vers Kibo Huts, le dernier camp à 4 800 mètres d’altitude. 
Le paysage est devenu désertique. Nous traversons Saddle, une plaine minérale couverte de lave séchée. La piste se profile en un tracé sinueux qui semble s’étendre jusqu’à l’infini. Je trouve ça déprimant. Je regarde mes comparses et les découvre très sérieux, tout aussi dramatiques que le paysage.

Nous avançons à l’aide de nos bâtons de marche, même si la pente est ridiculement douce. On ne se parle presque plus. L’air se fait rare et nous nous arrêtons souvent pour souffler. Nous continuons de boire beaucoup d’eau même si nous n’avons plus soif. Et lorsque l’envie de se soulager survient, on n’attend plus de trouver une roche pour se cacher le derrière derrière celle-ci, car le relief est très peu accidenté dans cet environnement lunaire.
Nous nous crémons le visage pour nous protéger du soleil qui ne nous réchauffe pas.
Nous prévenons le mal et gérons le malaise. Nous fonctionnons en mode survie.

Je gèle, mon sac de couchage et mes vêtements ne me réchauffent pas.

J’ai la tête qui éclate, j’voudrais tellement vomir !
C’est la ritournelle qui me hante depuis près de sept heures lorsque je vois enfin poindre la baraque dans laquelle nous allons élire domicile quelques heures avant de reprendre la route vers le sommet. J’ai froid et j’ai faim. J’en ai ras-le-bol.

Nous nous installons dans une grande chambre, entourés d’autres randonneurs plus ou moins mal en point. J’ai l’impression d’être dans un camp de concentration en Sibérie. Il règne une atmosphère morbide. L’endroit n’est pas chauffé, il n’y a pas d’électricité, l’air est froid et humide. Sur les murs, des graffitis donnent le ton des prochaines heures : You won’t die, but you will suffer… a lot ! 

Cet après-midi, nous avons vu un marcheur porté par deux guides : malaise cardiaque.
Tous les randonneurs croisés nous ont lancé un sarcastique Good luck ! Rien pour me remonter le moral. 

Peu de temps après notre arrivée, nos porteurs nous invitent à passer à table. On se colle les uns aux autres pour se réchauffer. Je n’ose trop manger, de peur de régurgiter. L’ambiance n’est pas des plus joyeuses, personne n’a vraiment envie de jaser. Encore une fois, on s’économise.
Il n’est que 19h lorsque notre menu frugal composé de bouillon de boeuf, de spaghettis, de biscuits secs et de thé est terminé et nous allons nous coucher. Un programme exigeant nous est réservé. À minuit, nous entreprendrons les dernières foulées dans l’espoir d’atteindre le toit de l’Afrique au lever du soleil.

Dans le dortoir où nous sommes une douzaine à co-chambrer, deux personnes sont malades. Le pot à leur chevet se rempli. Je partage ma couche avec Martin, car je sais qu’autrement je gèlerai. La pudeur et l’intimité ne sont plus qu’un concept abstrait dans cet environnement. Je l’ai compris et je l’accepte. Ai-je le choix de toute façon?

Please, don’t despair…

Minuit et demi. Frontale sur la tête, emmitouflés comme des ours pour faire face aux –20 degrés extérieurs, nous partons à la file indienne encadrés par un guide qui ouvre la marche et un autre qui la ferme. Le parcours est vraiment pentu et ce n’est pas facile de s’orienter, alors nous marchons serrés les uns contre les autres.

Plus nous montons, plus j’ai mal au ventre et je me sens faiblir. Claude qui me suit de près s’inquiète de voir mes jambes trembloter. Elle se demande par quel bout elle m’attrapera si je déboule, car souvent je me laisse tomber sur le sol en proie à des crampes qui me déchirent le ventre. Deux Belges qui nous accompagnent vont encore moins bien. Les grands gaillards s’arrêtent de temps à autres pour soulager leurs boyaux… Je me rends compte que pour passer à travers cette épreuve, je devrai m’accrocher à quelque chose de plus fort que ma propre volonté.
Je regarde vers l’avant pour m’inspirer du courage et j’aperçois des petites lumières qui cheminent tranquillement telles des lucioles. J’envie ces marcheurs qui ne sont qu’à trente mètres devant, car je sais que cette distance me prendra une éternité à franchir. Notre rythme de croisière est maintenant d’un pas de 20 cm aux deux secondes. Le ciel est tapissé d’étoiles que je fixe pour penser à autre chose. Malgré la souffrance et mon désespoir, la scène a quelque chose de féerique. Je m’en remets donc à mes Saints et je continue ma marche le regard braqué vers l’infini.

Cinq heures passent, ponctuées d’arrêts et de manifestations incontrôlées de notre corps qui nous font davantage ressembler à des animaux qu’à des êtres humains. Ce qui nous reste de civilisé nous permet d’être solidaires, de s’attendre à tour de rôle, sans jugement. La dignité, on s’en fout. L’important c’est arriver en haut, tous ensemble.

À un certain moment, je me mets à pleurer et à vociférer « S’tie que j’haïs ça ! » Quand je pense que j’ai payé près de 1 400 $ pour vivre cette épreuve ! C’est aberrant, insensé.
Claude me demande si je veux redescendre rejoindre Francine qui a rebroussé chemin tant elle était gelée. Il n’en est pas question ! Je ne vais pas abandonner alors qu’il ne reste que 200 mètres ! Les autres me laissent exprimer ma frustration, témoins respectueux. Le guide me dit : Please don’t despair, only one more hour to go… Il a décidé qu’il m’amenait à destination et je lui en suis reconnaissante. C’est fascinant de les voir son collègue et lui, chaussés de gougounes, légèrement vêtus, sautiller sur la piste telles de jeunes gazelles. À côté d’eux on a l’air ridicule avec nos équipements high-tech, malades comme des chiens. Je sèche mes larmes et nous repartons. P’tit train va loin et le soleil se lève enfin.

Vue sur les glaciers depuis Gilman’s point à 5 681 mètres.

C’est finalement à 8h00 que nous arrivons à Gilman’s Point. Nous sommes à 5 681 mètres, la pancarte nous le confirme.  J’éclate à nouveau en sanglot, de soulagement cette fois. Brigitte aussi est bien heureuse, elle qui s’était préparée à se contenter de moins à cause de son asthme. Nous avons maintenant une décision à prendre : nous redescendons ou nous continuons à marcher en direction du cratère et des glaciers deux cent mètres plus loin.

Je les regarde de peine et de misère, parce qu’ils sont lumineux à en plisser les yeux et parce que je leur en veux de m’avoir fait payer si cher le prix de ma convoitise. Me voilà devant eux, ces monstres de givre qui m’appelaient depuis le hublot de l’avion et par la fenêtre de l’auberge. Qui de nous deux est le plus têtu, le plus immuable ? Je n’en suis pas certaine. Mais une chose est sûre, c’est que je suis déterminée à redescendre maintenant ! Les autres aussi décident que ça suffit. Nous faisons les photos pour les commanditaires et en route pour la maison. Nous avons près de 1 000 mètres à parcourir pour regagner Horombo Huts, le deuxième niveau, avant de repartir le lendemain et retrouver le plancher des vaches.

Festivité d’après épreuve

Post mortem

En descendant, je m’aperçois à quel point la pente est abrupte. Heureusement qu’il faisait noir lorsque nous marchions en sens inverse, car si j’avais vu dans quoi je m’embarquais… D’ailleurs cette part de naïveté a toujours été déterminante dans l’atteinte de mes buts. Moins j’en sais, mieux c’est. Aussi, d’ordinaire j’oublie assez vite la difficulté et je suis souvent prête à me réengager.
Mais cette fois n’est pas coutume et je dois avouer que celle-là, je l’ai encore sur le cœur alors que j’écris ces mots plusieurs mois plus tard.

Cela dit, je ne peux nier que j’ai vécu une expérience unique et significative avec les gens qui m’ont entouré. Et je suis épatée de découvrir à quel point on peut rapidement retrouver sa fierté une fois la robe de gala enfilée aux côtés de ceux qui nous ont vu roter, péter et même pire. L’homme est définitivement une animal domestiqué qui sait s’adapter. Et de grandes choses se sont brassées dans ma tête durant la nuit de la dernière droite.

On dit que le Kilimandjaro est source de vie et de légendes. En ce qui me concerne, j’y ai fait un pacte. Alors que je peinais, j’ai promis à mon papy qui est au ciel de devenir maman deux fois s’il m’aidait à atteindre le sommet. Ce moment de décision sera certainement le plus sérieux de ma vie. Rien que pour cela, ça valait la peine d’aller jusqu’au bout. Avec le temps, le reste deviendra anecdotique. Et bien sûr, cette manière de vivre l’épreuve est la mienne. Loin de moi l’intention de décourager qui que ce soit de rejoindre la quinzaine de milliers d’adeptes qui tentent leur chance chaque année. Pour l’avoir raconté de vive voix à quelques reprises, je sais que mon histoire a le pouvoir de donner envie de tenter l’aventure. Goût du défi, quand tu nous tiens… Hein ?