« Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous ». Cette citation, qu’on attribue à Éluard, traduit mon impression que certaines rencontres sont « plus » que le fruit du hasard. En effet, de toutes les photos compulsées, comment expliquer qu’un regard en particulier ait retenu le nôtre ? De même, de tous les profils lus, il y en a dont le texte reste gravé dans notre mémoire. Des livres ou des musiques qu’on a envie de lire ou d’écouter car l’auteur.e les a décrits d’une manière qui nous a séduit.e. Plus fascinant encore, ce sont ces rencontres qui, sous l’apparence d’être fortuites, réunissent deux êtres qui se reconnaissent, ont ce sentiment de « déjà vu » et qui, pour un court ou long moment, partageront un présent ensemble.

Charles Pépin, auteur de La rencontre, une philosophie* l’écrit ainsi : « il aurait suffi d’un rien et jamais peut-être leurs trajectoires ne se seraient croisées ». Ce même auteur appuie que la rencontre de l’autre nous est nécessaire car au-delà de nous faire découvrir l’amitié, voire l’amour, les rencontres nous révèlent à nous-mêmes. « J’ai besoin de rencontrer l’autre pour me rencontrer. Il me faut rencontrer ce qui n’est pas moi, pour devenir moi ». Dans son livre « La rencontre », Pépin nous décrit certains éléments de cette rencontre que je tente de transmettre ci-après en y ajoutant mon grain de sel, naturellement. Je vous offre donc un résumé de lecture commenté. Les quatre premiers éléments sont les signes qu’une rencontre « est en train de se faire », alors que les trois derniers éléments témoignent des effets que la rencontre a produit. (p.119).

  1. Je suis troublé.e. « Rencontrer » signifie « être en contact ». Ce contact peut être un regard échangé, un rire partagé. Il est bien souvent alimenté par des confidences, des propos, qui, pour des raisons qu’on ignore, résonnent en nous. Tout d’un coup, j’ai envie de connaître ton histoire. Tu as envie de te raconter et j’ai celle de t’entendre te raconter, de saisir comment tu es différent de moi et, possiblement, comment nous sommes pareils. Notre rencontre me laisse tremblant.e, ému.e, profondément bouleversé.e. Je suis troublé.e.

  2. Je te reconnais. Je ne te connais pas et, en même temps, j’ai l’impression de te connaître, de te reconnaître. La fameuse phrase « j’ai l’impression qu’on se connaît », peut sembler galvaudée, mais elle témoigne de ce sentiment de « se reconnaître, alors qu’on ne se connaît pas… ou si peu ». La conversation est fluide, nous sommes bien ensemble, comme si nous nous connaissions de longue date. Même les silences sont confortables. Pépin écrit : « Nous nous sentons chez nous dans l’inconnu, c’est le signe que nous rencontrons quelqu’un ». (p.33)

  3. Je suis curieux de toi. La curiosité ici n’est pas une curiosité malsaine, celle qui sert à nourrir des commérages, c’est une curiosité de découverte. Dans cette rencontre avec toi, je m’apprête à faire un voyage dans ton univers, ton histoire, tes valeurs et tes aspirations. Je vibre de l’envie d’explorer ton monde, de connaître ton point de vue. Tant les informations partagées, les silences, les non-dits alimentent cette curiosité qui permet d’aller toujours un peu plus loin dans ce voyage de te/se rencontrer. Pépin explique que la rencontre demande du temps pour apprivoiser l’univers de l’autre. J’ajouterais aussi que la rencontre demande du temps pour partager son propre univers à l’autre. Il faut « aimer l’idée que cela prendra du temps et que l’on ne sait pas exactement ce que l’on va trouver » (p.39).

    Cette notion est en contradiction avec la croyance populaire que l’on saura dès le premier regard si un lien se créera avec une personne. Ce temps, il est parfois difficile d’y laisser de la place, tant on veut rapidement être rassuré.e qu’il y a, ou non, un « match » avec l’autre. La patience requise par cette lente découverte de l’autre n’est à prime abord pas compatible avec notre monde qui roule à la vitesse d’un TGV. Pépin le décrit si bien : « Rencontrer quelqu’un, c’est découvrir un monde si vaste que nous n’en ferons peut-être jamais le tour, sentir en soi une curiosité qui ne se tarira pas de sitôt, comprendre que le mystère d’un être ne se dissipe pas en quelques jours. » (p.40) Rencontrer l’autre, c’est aussi se faire confiance pour se révéler à l’autre tel.le que l’on est et l’accueillir tel qu’il.elle est.

  4. J’ai envie de me lancer. De cette rencontre – excitante avouons-le – naît un projet, « un champ de possibles » (p.45), un désir de faire équipe ensemble pour réaliser un rêve. Les rencontres au mitan de la vie ont comme caractéristiques que les projets qui en émergent ne tournent plus autour de la décision d’avoir des enfants ou de se soutenir mutuellement dans l’établissement de carrières respectives. Et, bien souvent, ne comportent même pas le désir d’une cohabitation à temps complet. Toutefois, cette nouvelle équipe qui se forme alors que les enfants – s’il y en a – ont quitté le nid a pleins pouvoirs pour définir les projets qui l’animera tels que voyager, s’installer en région éloignée, vivre ensemble la grand-parentalité, se développer de nouveaux talents artistiques, etc. Les possibilités sont infinies. Cette rencontre éveille le désir de réaliser ensemble quelque chose dont on a toujours rêvé, peut-être même sans le savoir. Ou de rêver un futur in-imaginé jusqu’alors. La question est alors : Qu’avons-nous envie de vivre, de créer ensemble ? Pour nourrir cette envie « de se lancer », il faut, à mon avis, trouver un équilibre entre les projets et les aspirations de chacun, soit « mes projets, les tiens et les nôtres ». Par exemple, qui rêve de vivre sa retraite dans le Sud devra tenir compte que son/sa partenaire adore les sports d’hiver ou ne veut pas s’éloigner plus de quelques semaines de ses petits-enfants. C’est ici qu’il devient nécessaire de rencontrer non seulement les rêves de chacun mais, j’ajouterais, les enjeux derrière ces rêves.

    Quelle est la part de ce qui est négociable, comment les désirs de chacun peuvent-ils partager le même espace, se donner une voix, se faire entendre et se faire respecter ? Il s’agit d’être ouvert.e à co-créer un présent et un avenir en équipe. Outre l’honnêteté qui sera requise de l’un.e pour ouvrir la porte de ses rêves et de l’autre pour les accueillir, cet échange exigera de l’authenticité et un respect de soi et de l’autre. S’il y a des compromis qu’on est prêt.e à faire, tel partager son temps entre deux villes, s’initier à un nouveau sport ou explorer un nouveau continent, d’autres qui touchent nos valeurs, tel s’éloigner de sa famille immédiate ou participer à des soirées échangistes, sont possiblement moins négociables.

  5. Je découvre ton point de vue. Quotidiennement, on croise la route de bien des personnes que l’on ne rencontre jamais vraiment. Ainsi, on collabore avec des collègues au travail, on joue au soccer avec des coéquipiers sans nécessairement les « rencontrer ». On peut même avoir des relations d’un soir ou des « amis avec bénéfices » sans vraiment rencontrer l’autre, maintenant la relation dans une certaine superficialité amicale. Pépin appuie que « rencontrer quelqu’un, c’est découvrir un autre point de vue sur les choses, faire l’expérience d’un changement dans notre rapport au monde » (p.54). Ainsi, on appréhende dorénavant les différentes expériences de la vie à travers un double regard et ressenti : le nôtre et le sien. L’amour devient ici une construction, la découverte et l’exploration de l’altérité; c’est-à-dire de la différence de l’autre, cet autre qui sera toujours un être unique, fascinant et mystérieux. Découvrir son point de vue, c’est s’intéresser à la découverte du monde par d’autres yeux que les nôtres. Cette découverte des différences entre nous est souvent, selon moi, le moment ou la bulle d’excitation réciproque se perce. Confrontés aux différences, il s’agit de faire la part des choses entre celles qui ont de l’importance et les plus banales. Par exemple, qu’un.e adepte de golf, rencontre un.e adepte de la pêche importe peu s’il n’y a pas d’attentes de faire de l’autre sa.son comparse de tous ses jeux et qu’il est possible que chacun se conserve du temps pour investir dans sa passion.

    De même, que l’un soit lève-tôt et que l’autre soit un oiseau de nuit, cela peut toujours s’accorder. Toutefois, des divergences d’opinions importantes qui touchent des valeurs fondamentales tels l’importance accordée aux liens familiaux, la gestion et les rapports aux finances personnelles, les enjeux politiques et sociaux, la sexualité, les modes relationnels, les relations avec les animaux de compagnie, etc. peuvent être des pierres d’achoppement insurmontables à la relation. En revanche, ces différences peuvent aussi être des occasions de s’ouvrir à d’autres réalités et manières de voir la vie. Ainsi, si lors de conflits la force de l’un est la négociation, il sera possible à l’autre d’apprendre une manière de résoudre les problèmes différemment. Une franche discussion des positions politiques peut résulter en un respect mutuel pour le point de vue de chacun, sans nécessairement mener à un changement d’allégeance. La découverte des différences peut donc sonner le glas d’une relation naissante ou lui donner une impulsion, selon les perceptions de chacun de l’importance de ses dissimilitudes et de la place qui leur est faite.

  6. J’ai changé. Nous nous sommes rencontrés et constatons que depuis que l’on se connaît, nous changeons. Que ce soient nos manières de voir la vie, nos valeurs, nos intérêts, nos croyances, nos goûts, nos manières de communiquer, de mille manières notre rencontre nous fait « bouger » intérieurement. De manière banale, on peut développer l’appréciation de mets nouveaux, se découvrir une passion pour la marche, vivre des expériences à l’extérieur de notre zone de confort, comme une randonnée en moto en Inde ou expérimenter la via ferrata. Les frissons sont au rendez-vous, ainsi que la découverte qu’il est possible de dépasser nos craintes et nos appréhensions pour s’ouvrir à diverses expériences. De manière plus profonde, se rencontrer a fait de chacun de nous quelqu’un d’autre. Confronté.e au style de vie et aux idées de l’autre, nous devons situer les nôtres et nous apprenons ainsi à mieux nous connaître soi-même. Une personne patiente et une qui l’est beaucoup moins peuvent s’influencer, de sorte que l’une deviendra plus audacieuse, et l’autre plus posée. En étant confrontés à nos différences, on peut appréhender et aussi repousser nos limites en s’ouvrant à d’autres connaissances et expériences. On peut alors dire que la rencontre a contribué à façonner qui on est. Au contact de l’autre, chacun devient autre et, d’une certaine manière, une meilleure personne.  Aristote le disait déjà, « un ami nous rend meilleur, la relation avec notre ami nous permet de se développer » (Pépin, p.80-81; Aristote, p. 422). La véritable rencontre possède la force de nous changer (p.87).

  7. Je me sens responsable de toi. Te rencontrer dans ce que tu as de singulier, dans ta fragilité, dans tes valeurs et tes croyances, au-delà de m’avoir touché.e et fait grandir, m’amène à me sentir responsable de toi, de ton bien-être. Je pense à toi, je me questionne : comment puis-je contribuer à ton bonheur ? Ce faisant, je me dégage du regard tourné vers moi-même pour t’inclure dans mon univers. Je deviens ainsi moins égocentrique, plus altruiste.

  8. Je suis vivant. Cette section des propos de Pépin est plus complexe à résumer. L’auteur l’illustre par des rencontres qui ont littéralement sauvé la vie des protagonistes. Plus prosaïquement, je dirais que les rencontres qui font une différence dans notre vie nous ont pris à un endroit sur le chemin et accompagnés jusqu’à un autre. Après la rencontre, nous sommes déposés à un autre endroit sur la plage de la vie. En somme, la rencontre ranime des flammes intérieures. Elle inspire, alimente le goût du bonheur et de la découverte, nous fait sentir vivants.

Les propos de Pépin sont fort intéressants pour démystifier la dynamique d’une rencontre. J’ai toutefois l’impression que cet auteur examine la rencontre en grande partie à travers le prisme du regard et des effets de celui-ci sur un unique individu. Dans le contexte d’une rencontre amicale ou amoureuse, je crois qu’il y a, d’une part, un effet circulaire entre ces éléments. Par exemple : je suis touchée, je tiens des propos qui te touchent, tu réponds d’une manière qui me touche encore plus, et ainsi de suite. Il m’apparaît aussi qu’il doive exister une réciprocité de ces éléments de sorte à être mutuellement touchés l’un par l’autre, se reconnaître dans l’autre, être curieux l’un de l’autre. Se raconter à l’autre et accueillir l’autre dans ses similitudes et ses différences doit être un désir partagé pour alimenter l’envie de se lancer ensemble. Alors que j’expérimente l’altérité de l’autre, je dois lui donner accès à mes propres différences.

Entre autres dynamiques, la confiance doit s’installer tout en lâchant prise sur le résultat. Parce qu’alors que je m’ouvre à la rencontre avec l’autre, et que cette personne s’ouvre à me rencontrer, nul ne peut prédire l’issue. Il est possible que cette rencontre soit mutuellement amicale ou amoureuse, mais il est aussi possible qu’elle soit amicale pour l’un et amoureuse pour l’autre. La rencontre peut durer le temps d’une saison ou se poursuivre toute la vie. Ce qui est clair, c’est qu’au terme de cette rencontre on aura bougé. Être touché.e par l’autre nous ouvre à de nouvelles facettes de nous-mêmes. Découvrir l’autre, nous amène à nous découvrir soi-même et à optimiser notre propre potentiel. 

Nous examinerons dans un prochain texte comment accueillir les hasards nécessaires, ces rendez-vous essentiels à notre croissance. Il s’agira d’examiner toutes ces rencontres qui auraient pu ne pas être et ce que cette magie a changé dans notre vie.

Références :

*Charles Pépin (2021). La rencontre, une philosophie. Paris. Allary Éditions.

Aristote. (2004). Éthique à Nicomaque. Paris. Flammarion.

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